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D’hier à aujourd’hui, Laborit suscite le débat à travers le cinéma

Raison présente - Couv et 4e de couv p

C’est l’automne dernier que j’ai pris connaissance du long entretien avec Laborit que je vous présente aujourd’hui. * Et tout de suite, étant donné la teneur polémique de l’échange entre Laborit et de jeunes biologistes, j’ai compris qu’il serait plus à propos de la présenter une semaine avant la projection de la 2e partie de Sur les traces d’Henri Laborit dont le sous-titre est justement «Biologie».

Je rappelle que le film sera présenté samedi soir le 13 février prochain à la salle l’Auditoire à Montréal. La soirée, qui débutera à 19h avec l’exposition de 13 tableaux résumant les grands moments de la vie scientifique de Laborit, constitue en fait la première de 5 séances d’un cours de l’UPop Montréal intitulé Deux inclassables du XXe siècle : Walter Benjamin et Henri Laborit (les séances #2 et #5 porteront sur l’héritage scientifique de Laborit, voir la programmation de l’UPop pour les dates).

Pourquoi, donc, associer l’article d’aujourd’hui avec ce film ? À cause de la controverse entre biologistes impliquant Laborit dans les deux cas : les jeunes biologistes ici, et Francisco Varela dans le film. En fait, dans les deux cas Laborit doit se défendre d’adopter une démarche trop réductionniste, une étiquette qu’il se défend de porter en vertu de son approche par niveaux d’organisation où chaque niveau a ses propriétés propres malgré l’influence qu’ils subissent du niveau supérieur qui les commande.

Pour ce qui est de l’issu de la controverse avec Varela dans le film, je ne vous en dis pas plus… 😉 Mais pour celle avec les jeunes biologistes, je vous sors quelques extraits ci-dessous mais vous recommande de lire tout l’échange en cliquant sur les liens de chacune des pages pour vous faire votre propre idée.

Il s’agit donc d’un numéro spécial de la revue Raison présente intitulé « Le matin des biologistes ? » publié dans le numéro 57 (1er trimestre, 1981). Et l’entretien porte ce titre déjà un peu provocateur « Mon oncle d’Amérique ou mon frère le rat : un scientisme de gauche ? Des biologistes interrogent Henri Laborit. »

Les jeunes biologistes en question, initiateurs d’un enseignement sur le thème Science et Société à l’Université de Lyon, sont Pierre Clément, François Jourdan et Maïtena Roncin-Pezaud et ont rencontré Laborit à son laboratoire de Boucicaut le 11 juillet 1980, soit quelques semaines après la sortie en salle de Mon oncle d’Amérique.

Dans l’Avant-propos de ce numéro, on préparait déjà le terrain :

« Le caractère polémique de certains articles de ce volume ne conviendra pas à tous, mais nous avons pensé qu’il était de nature à provoquer une discussion utile. »

D’entrée de jeu, à la page 11, Clément, qui signe l’article donc probablement son introduction, cherche à montrer que les entrevues faites avec Laborit jusqu’ici ne vont pas en profondeur ou sont même un peu complaisantes. Sous-entendant évidemment que ce ne sera pas le cas de celle qui suit…

Aux pages 12-13 (les pages sont scannées deux par deux), Laborit rappelle, à propos du film de Resnais :

« Les gens sortent de là quelquefois en râlant, d’autres fois enthousiastes. Il n’y a pas de gens indifférents : ils sont violemment contre ou ils sont violemment pour. »

Varela, lui, dans l’extrait vidéo tourné en 1992 que l’on voit dans “Sur les traces d’Henri Laborit”, se dira aussi « violemment contre », d’où les nombreuses questions qui surgiront dans la tête de son auteur…

On convient ensuite avec Laborit que sa position de « professeur » dans le film de Resnais fait de lui un peu un représentant de la « biologie actuelle ».

Et puis aux pages 14-15, on a droit à un digression fascinante sur l’histoire de l’origine du film Mon oncle d’Amérique où Laborit raconte comment en voulant se débarrasser d’une compagnie pharmaceutique qui le harcelait pour faire un film sur la mémoire, il lance qu’il ne fera un film qu’avec Alain Resnais, qu’il ne connaissait pas, mais dont les quelques films qu’il avait vu de lui l’avait convaincu que Renais savais filmer la mémoire.

La suite est succulente. Renais est mis en contact avec Laborit mais lui avoue :

« Un tel film, de 35 minutes, n’a aucun intérêt. Mais j’ai lu vos livres. Et maintenant, je me sens mieux, je suis moins dépressif, je ne me vois plus de la même façon. J’ai donc de la reconnaissance envers vous; il ne faut pas que je garde ça pour moi, nous allons faire un film ensemble. »

On reproche ensuite à Laborit, aux pages 16-17, le côté « cours magistral » de son discours qui ne laisserait pas de place au doute, et en particulier pour des notions comme les trois « strates » du cerveau triunique de MacLean que Laborit présente dans le film et dont on commence à l’époque à voir que c’est un petit peu plus complexe que ça… (une mise à jour sur cette question sera faite au cours #2 de l’UPop intitulé Les intuitions de Laborit sur le cerveau).

Laborit répond entre autres en rappelant que :

« …si vous faites un film avec toutes les nuances et références bibliographiques, eh bien, personne n’ira au cinéma voir votre film et vous n’aurez pas atteint votre but ! »

Laborit ajoute du reste que le film s’emploie surtout à démontrer les effets nocifs sur la santé de l’inhibition de l’action qu’il a mis en évidence et qui sont déjà largement confirmés à cette époque. Et les biologistes confirment ne pas être en désaccord sur ce point.

Aux pages 18-19, après un petit échange classique sur ce que veut montrer un film et sur ce que chacun veut bien y voir, on en arrive au point névralgique de l’opposition, c’est-à-dire l’idée défendue par Laborit qu’une meilleure connaissance des déterminismes et prédispositions de son système nerveux, bref du fonctionnement de son cerveau, peut aider à mieux se comprendre et à mieux comprendre les autres. Point que les jeunes biologistes associent à du « scientisme » et sur lequel Varela se montrera aussi sceptique dans mon film.

À propos de la connaissance du substrat biologique qui nous permet de penser, Laborit déclare :

« Je ne dis pas qu’elle suffira ! Je prétends que si on ne se situe que sur un seul plan (sociologique, économique, politique ou psychologique) on ne s’en sortira jamais. »

Aux pages 20-21, Laborit doit préciser en quoi sa démarche, qui tient compte des bases biochimiques et neurophysiologiques des comportements, se démarque des démarches purement behavioristes à la Skinner auxquelles on a pu l’associer étant donné les punitions et récompenses sociales mises en scènes dans le film de Resnais. Il rappelle aussi que dans un film, il est difficile de montrer autre chose que des comportements…

Aux pages 22-23, après un savoureux passage sur la psychanalyse où Laborit insiste sur l’importance de l’inconscient, mais pas nécessairement celui balisé par les théories freudiennes (dont il sera aussi question dans le cours #2 de l’UPop), arrive la critique classique faite à Mon oncle d’Amérique : l’être humain n’est pas seulement un rat conditionnable comme on peut le penser en regardant le film.

La nuance est pourtant simple et Laborit la fait clairement quand il dit :

« Le but d’un film comme celui-là, c’est que les gens puissent se poser des questions. Je ne peux pas assimiler un rat à l’homme, parce que l’homme a un cortex orbito-frontal. Mais quand l’homme est automatisé, quand on lui interdit de se servir de ce cortex, même s’il parle, il est quand même un rat. C’est ça que j’ai voulu dire, vous comprenez ? »

Et il enfonce le clou au début des pages 24-25 :

« Ce qu’il faudrait faire comprendre aux gens, c’est qu’ils peuvent se servir de leur cerveau imaginant. C’est ça qu’on a voulu dire. S’ils ne comprennent pas, je n’y peux rien…»

On dérive ensuite sur la sociobiologie de E.O. Wilson, très débattue à l’époque, et Laborit montre en quoi il s’en démarque, non sans la caricaturer de façon un peu taquine quand il lance que selon la sociobiologie :

« …quand vous avez un spermatozoïde génial et un ovule génial, ça se rencontre dans les trompes d’une petite bourgeoise et ça donne les êtres exceptionnels que vous êtes ! »

Continuant de chercher les contradictions dans le discours de Laborit, les jeunes biologistes reviennent sur le caractère nécessaire de la compréhension de son propre fonctionnement cérébral et psychologique pour Laborit, ce qui amène celui-ci à confirmer son caractère non suffisant si les structures sociales englobantes continuent de promouvoir les hiérarchies de dominances. Il faut donc travailler sur les deux niveaux, et l’on finit par s’entendre sur la valeur de l’exemple, par opposition au prêchi-prêcha.

À partir des pages 26-27 s’ouvre la partie « Commentaires » qui délaisse la forme questions réponses pour un texte discursif qui tente de faire un bilan de la discussion. Et les biologistes ne tardent pas à admettre qu’ils se reconnaissent quand même pas mal dans plusieurs propos de Laborit, et parfois même les plus irrespectueux (antibureaucratiques, autogestionnaires…) et admettent que les contradictions attribuées à Laborit sont souvent également les leurs.

Mais aux pages 28-29 ainsi qu’à la page 30, les auteurs reviennent à la charge avec leur concept de « scientisme » qu’ils développent un peu pour le préciser et qu’ils essaient avec quelques exemples d’accoler à Laborit. Je vous laisse juger de la pertinence ou non de leurs arguments.

Le fait est qu’ils ont eu l’honnêteté de publier sous forme “d’Addendum” à la page 31 un petit mot que Laborit leur avait envoyé sans les contraindre de le faire, suite à la révision du texte de l’article. Petit mot où Laborit demande, en gros :

« pourquoi vouloir m’attacher une étiquette : « scientiste », avec la connotation péjorative des terminaisons en « isme » ou en « iste » ? »

Et dans le reste de la page, ainsi qu’à la dernière page 32, les jeunes biologistes tentent de nuancer leur « étiquetage » en termes de tentatives de clarification de débat (et non d’attaque personnelle) en laissant transparaître une crainte (peut-être encore empreinte de dualisme…) de voir l’humain ramené au rang de l’animal.

C’est pourtant sa nature profonde, même s’il peut, contrairement aux autres animaux, soulever des controverses avec des mots qui aboutissent à des débats imprimés ou à des films…

 

* Je tiens à remercier encore une fois Marie Larochelle pour l’envoi de ce livre (et de tout le reste qui s’en vient encore !)

3 réflexions sur “D’hier à aujourd’hui, Laborit suscite le débat à travers le cinéma

  1. “Il nous semble que le discours de Laborit s’insère, à son insu, dans un plus vaste mouvement de réduction de l’humain à l’animal[…]”

    Je peux me tromper, mais il me semble que la phrase à elle seul révèle à la fois une posture spéciste, et un manque d’honnêteté (je ne dis pas compréhension) vis à vis du discours de Laborit: n’est t-il pas question en définitive pour ceux qui parlent de justifier leur propre dominance et leurs prérogatives mises en doute par la théorie de tonton ?

    Encore merci pour ce site Bruno, bonne continuation, en vous souhaitant de prendre du plaisir samedi lors de la projo 😉

    PS: Ce passage est somptueux !! « …quand vous avez un spermatozoïde génial et un ovule génial, ça se rencontre dans les trompes d’une petite bourgeoise et ça donne les êtres exceptionnels que vous êtes ! »

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